Ingérence étrangère: il doit mener une double vie pour se protéger du gouvernement chinois

Estimated read time 6 min read

On parle beaucoup d’ingérence étrangère depuis quelques années, tout en voyant rarement les visages. Plusieurs personnes craignent de parler des représailles qu’elles subissent de pays étrangers ici, en sol canadien. Au cours des derniers mois, notre Bureau d’enquête est allé à la rencontre de ressortissants qui ont accepté de nous raconter leur réalité, qui est celle de vivre dans la peur au Québec, en 2024.

Liu (nom fictif) n’a même pas 30 ans. Ce Montréalais doit pourtant mener une double vie, car il est considéré comme un ennemi potentiel par la Chine.

Attablé avec notre Bureau d’enquête, Liu montre ses deux téléphones.

Le premier, rempli d’applications chinoises, est à l’image du parfait jeune homme de bonne famille, lisse et respectueux. Dans ses conversations sur WeChat avec des membres de sa famille ou des amis restés en Chine, le ton est badin et on ne parle jamais de politique.

Dans son deuxième téléphone secret, on a affaire à un tout autre Liu, qui organise des manifestations prodémocratie devant le consulat chinois et qui échange discrètement avec les membres de l’Assemblée des citoyens, une organisation créée par des étudiants chinois de Toronto pour lutter contre la «tyrannie» du gouvernement chinois.

«Je sais que je prends des risques en militant (contre le pouvoir chinois). Mais je suis prêt à tout. Je veux faire partie de ces Chinois dont l’Histoire dira qu’ils ont résisté, qu’ils ont tenté de sauver leur pays de la tyrannie», confie Liu, la mine sombre.

Le jeune homme avenant, tiré à quatre épingles, a refusé de nous donner son nom complet. Nous lui parlons depuis plusieurs mois au moyen d’une messagerie cryptée et l’entrevue a été réalisée en privé, à nos bureaux.

C’est que Liu risque gros en nous parlant. Il craint des représailles sur sa famille, ou sur lui-même, s’il est identifié par des agents du gouvernement chinois en sol canadien.

Le jeune homme, qui vit seul en appartement à Montréal, ne pourra probablement jamais retourner dans son pays d’origine. Sa famille là-bas a été prévenue qu’il était dans la mire des autorités chinoises.

«Si je vais en Chine, je vais probablement être arrêté et interrogé».



Liu


Liu possède deux téléphones: l’un qu’il utilise pour sa vie «chinoise» et l’autre pour sa vie «canadienne».


Ben Pelosse/LE JOURNAL DE MONTRÉAL

Pour que les Canadiens n’aient plus peur

Né à Beijing à la fin des années 1990, Liu a quitté la province du Jilin, au nord-est de la Chine, pour l’Ontario en 2009.

Ses parents, qui ont fait de la prison en Chine après avoir participé aux manifestations de la place Tiananmen en 1989, croyaient alors que le Canada serait un endroit plus sécuritaire pour leur famille. 

Or, 15 ans plus tard, Liu constate que le Canada ne parvient pas toujours à protéger adéquatement ses concitoyens d’origine chinoise.

«Je veux éveiller la conscience de la population à l’interférence de la Chine en sol canadien. Si des membres de la diaspora chinoise ne se sentent pas à l’abri de la menace du gouvernement chinois ici, au Canada, c’est un problème majeur pour nous tous», dit Liu, rappelant la renommée du Canada en tant que pays «sécuritaire» à l’échelle mondiale. 

«Il y a des stations de police chinoise clandestines ici au Canada. C’est vrai que ces organisations existent. Elles peuvent infiltrer et menacer des activistes. On entend peu parler de cas au Canada, mais on sait que ces stations de police menacent des gens dans d’autres pays. Ça arrivera ici aussi si on laisse les choses aller», affirme Liu, citant en exemple un activiste de sa connaissance en Italie qui a dû déménager quatre fois en raison de pressions de la station de police chinoise locale.

La Commission sur l’ingérence étrangère, dont les audiences ont débuté en mars à Ottawa, a levé le voile sur le harcèlement et la peur que vivent plusieurs Canadiens d’origine chinoise ou de minorités vivant en Chine, comme les Ouïghours, dans différentes villes canadiennes.

Chine 🇨🇳

  • Selon le Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS), la Chine espionne et intervient secrètement au Canada depuis plus de 20 ans.
  • La Chine aurait notamment mené des activités d’ingérence étrangère durant les deux dernières élections fédérales, selon le SCRS.
  • Des dissidents ou groupes minoritaires en Chine, comme les Ouïghours, affirment subir de la répression d’agents de la Chine dans plusieurs pays.
  • En Chine continentale, ils sont aussi victimes de détentions arbitraires ou soumis à des procès inéquitables, selon Amnistie internationale.

D’activiste… à fonctionnaire?

Et à quoi rêve ce jeune dissident à la vie tumultueuse, entre deux-trois boulots et ses activités de militant…? De devenir un fonctionnaire canadien.

Il suit d’ailleurs assidûment des cours de français. «C’est obligatoire si on veut [entrer dans] la fonction publique canadienne», lance-t-il, en nous pointant du doigt sa plus récente lecture dans la langue de Molière, un livre sur le maoïsme qu’il doit rendre à la bibliothèque après notre entretien.

Liu, qui est diplômé en politique de l’Université Queen’s en Ontario, croit que c’est la seule façon pour lui, en fin de compte, de lutter contre l’ingérence chinoise: mettre son expertise du parti communiste au service du gouvernement canadien en travaillant à la diplomatie ou aux services d’immigration.

Selon lui, la population canadienne ignore l’emprise que cherche à avoir le gouvernement chinois sur ses ressortissants à l’étranger, tant pour faire taire la dissidence que pour influencer la politique des pays qu’il considère comme hostiles à la Chine.



Liu


L’ONG espagnole Safeguard Defenders a lancé le 16 avril 2024 un rapport révélant que 12 000 ressortissants chinois ont été forcés de retourner en Chine au cours de la dernière décennie. Une situation qui inquiète leur porte-parole, Laura Harth.


Photo fournie par Safeguard Defenders

«Je ne peux rien faire en Chine, mais je peux au moins faire des choses ici, au Canada, pour que les immigrants qui arrivent de la Chine soient en sécurité. […] Le gouvernement chinois peut s’en prendre à ta famille et tes amis restés en Chine. Ils peuvent aussi te localiser facilement au Canada et t’y menacer. Ça doit changer.»

Au moment de publier ces lignes, l’ambassade de la République populaire de Chine à Ottawa n’avait pas donné suite à notre demande d’entrevue. 

– Avec la collaboration de Chrystian Viens et d’Yves Lévesque

Vous avez des informations à nous communiquer à propos de cette histoire?

Écrivez-nous à l’adresse ou appelez-nous directement au 1 800-63SCOOP.


#Ingérence #étrangère #doit #mener #une #double #vie #pour #protéger #gouvernement #chinois

You May Also Like

More From Author

+ There are no comments

Add yours